Née en 1979 en Roumanie, Dana Cojbuc est diplômée des Beaux-Arts de Bucarest et vit aujourd’hui à Paris.

Après avoir développé un travail photographique pendant plusieurs années, elle effectue une singulière et sensible transition vers le dessin.
À l’occasion d’une résidence artistique au Sunnhorland Museum en Norvège en 2019, s’est opéré le passage d’une approche purement photographique à une vision dessinée du paysage.

À partir de ses propres tirages Dana Cojbuc extrapole, redéfinit les limites et réinvente le sujet par le dessin. La frontière entre la photographie et le travail au fusain est subtile, mystérieuse, elle ouvre la voie à un paysage imaginaire. Ce prolongement par le dessin agit comme un révélateur du caractère graphique et plastique du paysage réel, dans lequel elle intervient parfois au préalable à la manière d’un artiste du land Art.

Ses œuvres ont été exposées au Sunnhorland Museum (Norvège), au Festival Backlight à Tampere (Finlande), au Festival Circulations (Paris), au Festival Manifesto (Toulouse), au Festival Confrontations (Gex), à la Maison de la photographie d’Europe Centrale à Bratislava (Slovaquie), au Musée des Franciscaines à Deauville à l’occasion du Festival Planches Contact, à la BnF dans l’exposition La photographie à tout prix 2023, au Salon unRepresented a ppr oche en 2023.

Finaliste du Prix Photo Brussels festival, In the shadow of trees en 2021, elle reçoit le Prix du jury pour la résidence Tremplins Jeunes Talents au Festival Planches Contact en 2022. La même année, elle est lauréate de la Bourse du talent «Paysage» et publie son premier livre Yggdrasil.

Dana Cojbuc rejoint la galerie Catherine Putman qui présentera ses oeuvres récentes pour la première fois en mars 2024 à l’occasion de Drawing Now Art Fair.

Une exposition personnelle est prévue à la galerie en novembre 2024.
 

Dana Cojbuc : la photographie augmentée

Anne Clotilde Boussand, 2023


« Il existe, très loin, dans les profondeurs de notre âme, un minuscule recoin que nous pourrions nommer l’Inimitable, et qui constitue notre empreinte digitale dans l’expression, une façon privée de rendre la vérité, dont le Temps reconnaît exclusivement le premier exemplaire. Ce lieu inaliénable est celui où, dans l’enfance, l’imagination dépose les œufs dont éclora plus tard le mythe personnel. » 

 Odysseas Elytis, La matière première du ciel,  L’Asiathèque, 2021



Une approche théâtrale de la photographie


Dès 2018, Dana Cojbuc adopte une démarche singulière, loin des modes et à l’abri d’une critique rapide à classer ou catégoriser. Elle met lentement en place sa conception onirique du monde, structure pas à pas un univers empreint d’un profond attachement à l’enfance, à son enfance paysanne à Ciolanesti, village de Roumanie situé au sud-ouest de Bucarest. Elle en propose une vision décalée, incongrue parfois, grâce à son approche théâtrale de la photographie. 

Dans ses séries Conte d’hiver  et Ouvrir le rivage, et même dans Yggdrasil, Dana Cojbuc révèle son goût pour le «jeu». Chaque expérimentation éveille sa curiosité et devient source d’amusement, de plaisir et de liberté. Elle affectionne également «le jeu partagé», le jeu théâtral et elle organise la mise en scène de saynètes, rassemblant ses proches, enfants et parents, complices toujours disponibles et à l’écoute de ses consignes parfois contraignantes ou saugrenues. La colline de son village, la plage de Deauville ou l’île d’Halsnoy (Norvège) lui servent de scène, au gré de ses vagabondages. Elle y élabore son image minutieusement, choisit la lumière, détermine le point de vue, ajuste le cadrage, ajoute ses personnages, quelques objets, des accessoires, confectionne des costumes, prélève et replante des éléments de nature, disponibles eux aussi. Rien n’est laissé au hasard, tout est calculé, précis, millimétré. Ce qui est superflu est évacué. Ainsi Dana Cojbuc parvient à une construction de l’image qui allie fantaisie, rigueur formelle et économie de moyens. Et c’est sans doute la liberté, le plaisir et la modestie dont l’artiste fait preuve qui préservent la fraîcheur de ses propositions.

On peut penser aux recherches ludiques du couple des photographes Anna et Bernhard Blume qui se  photographiaient dans leur maison, jetant des objets (Vasenextase, 1987 ou Mahlzeit, 1989) ou encore à la démarche d’un Shoji Ueda qui mettait en scène sa famille, comme dans Maman est à moi, 1950.



Les séries


A partir de 2018, Dana Cojbuc dévoile, dans son travail par séries, l’importance qu’elle accorde au récit, au fait de «raconter des histoires» et laisse entrevoir de troublantes réminiscences de légendes sans âge.

Avec la série Conte d’hiver, réalisée en 2019l’artiste met en place un univers propice au déplacement et au voyage. C’est un espace que l’on perçoit dans le temps, à travers le filtre des souvenirs, derrière le voile de la mémoire. Là, Dana Cojbuc affûte et déploie avec délicatesse son langage plastique : les rapports élastiques entre plein et vide ; le recours à  la couleur, avec parcimonie ; la mise en scène de sa famille et de ses proches ; l’introduction discrète et progressive du dessin. 

En parallèle, elle pense adresser ces images aux enfants au moyen d’un livre. Elle guette l’opportunité.

C’est lors d’une résidence artistique en Norvège que Dana Cojbuc entame, en 2019, la série d’images en noir et blanc intitulée Yggdrasil, nom de l’arbre-monde des mythes scandinaves. Elle construit un espace mystérieux et inhabité. Le lieu modelé inspire la crainte, voire l’effroi : à la lisière de la forêt, du marécage et du rivage. Ce paysage est brut, immersif. L’artiste capte des lumières de bord de mer, saisies entre chien et loup, happe des ciels nuageux aux gris riches et lumineux. Le vocabulaire de Dana Cojbuc est ici constitué d’objets bien définis, identifiables et universels -l’arbre, les nuages, l’eau, les rochers- dont les agencements ouvrent à une poésie élémentaire. Le tirage noir et blanc atteint un degré extrême dans la définition du bois. Les contrastes énergiques et les noirs denses dramatisent. Les gris duveteux apaisent. La part du dessin alliée à la qualité du papier choisi imprécisent l’univers qui a surgi. 

Un livre, objet soigné, accompagne l’exposition des images.

Dans la série Ouvrir le rivage qu’elle entreprend en 2022 lors d’un séjour-résidence à Deauville, Dana Cojbuc réintroduit l’humain dans ses mises en scène, transplante ses modèles -animaux et humains- depuis les prairies roumaines jusqu’au bord de la Manche. Elle provoque ainsi des rencontres inattendues et invente un récit poétique entre rêve et mirage. En parallèle, elle poursuit ses expérimentations, faisant varier  la part du dessin et la part de la couleur dans ses images.



Le blanc


Un aspect essentiel des images de Dana Cojbuc est l’importance du blanc. Parfois le blanc restitue la matière de la neige ou du ciel. Ailleurs, le blanc est vide, espace, respiration ou encore agent de contraste. 

C’est dans Conte d’hiver que Dana Cojbuc expérimente le dessin pour la première foispar les minces hachures des herbes dans la neige. Elle introduit également la couleur : le rouge des fleurs, notamment.

Le rapport entre blanc et rouge dans ces images est très intense, magnifié par le rapport de surface _petite touche rouge sur immense aplat blanc-. A propos de cette opposition entre le rouge et le blanc, Michel Pastoureau, historien des couleurs, signale qu’au Moyen Age la couleur complémentaire du blanc n’était pas le noir comme aujourd’hui mais bien le rouge. Et il cite ce passage fondateur du Conte de Graal de Chrétien de Troyes (XIIe s), qui rejoint étonnamment l’univers nostalgique de Dana Cojbuc:

Triste et solitaire, Perceval traverse une pleine enneigée et s’attarde à contempler sur le sol trois gouttes de sang perdues par une oie qu’un faucon a blessée au cou. La vue du rouge de ce sang posé sur le blanc de la neige lui rappelle le clair visage aux pommettes vermeilles de sa bien-aimée Blanchefleur, qu’il a délaissée pour courir l’aventure. Ce souvenir le plonge dans un état de mélancolie profonde.

Michel Pastoureau,  Blanc, Ed. du Seuil, 2022, p. 80

Ailleurs, le blanc qui cerne la forêt dans Yggdrasil permet à Dana Cojbuc de basculer l’image, de la projeter vers l’avant en 3 dimensions. Celle-ci vient alors s’inscrire au bord du vide de l’espace environnant, s’impose en silence dans la pleine lumière du blanc du papier. 

Comme chez Tatiana Trouvé, le travail est scénographie, montage de fragments de paysage, brouillage des repères et désorientation organisée. Cette opération d’agencement d’éléments épars évoque le travail du rêve et participe à l’instauration d’une porosité entre dessin, sculpture et photographie.

Tout ce blanc permet aussi à Dana Cojbuc d’énoncer, d’oser le non-fini (plus que l’infini), suggérant que l’œuvre d’art ne cesse de se faire. Il apporte le relatif, la légèreté. Il ouvre à une ballade dans un monde en mutation, à un parcours, un chemin.



La nature


Dans les séries Ouvrir le rivage et Conte d’hiver, Dana Cojbuc aborde le paysage comme un décor de spectacle à la fois familier et étrange : fascinant. Le spectateur se retrouve en apesanteur, à court d’explication et de rationalité. Avec une sensibilité avant tout paysanne, l’artiste met en scène des fragments végétaux.  Elle amorce une action directe sur le réel, sur la nature, in situ, tant revendiquée par Robert Smithson ou s’adonne à la cueillette, activité primitive et élémentaire chère à Marinette Cueco. 

Vagabonde plus qu’errante, dans la série Yggdrasil, elle mène sa quête assidue de l’Archétype* de la forêt. En véritable artiste, elle matérialise quelque chose qui préexiste en elle, elle rend à la vie quelque chose qu’elle lui a emprunté pour un temps, transmué selon ce que son esprit lui commande. Avec souvent très peu de moyens. Dans son approche du paysage, elle propose un parcours, une déambulation dans la nature, qui est tout à la fois fusion sensuelle, perte et quête de soi. Elle se rapproche ainsi des démarches de Richard Long ou Giuseppe Penone.



Ode au  passage


Par un glissement lent et subtil entre grain photographique et trait dessiné au crayon, ou par la juxtaposition ingénue de ses images et de constructions sommaires en branches -véritables installations dans l’espace des galeries où elle expose- Dana Cojbuc propose une ode au  passage : entre espace physique et espace mental. Elle abolit l’opposition entre la présentation des choses et leur représentation. Il n’y a pas de conflit, il y a passage. Passage fluide, dans les deux sens, en toute tolérance. L’artiste déjoue les lois de la perspective, s’affranchit du cadre et transgresse avec légèreté les règles en vigueur dans la photographie et l’art contemporains. 

Seule émerge la joie que Dana Cojbuc éprouve dans son travail, passionnée par l’univers qu’elle féconde. Et lorsqu’elle se met à supplanter méthodiquement la précision photographique par le dessin, elle le fait pour mieux affirmer  l’essence graphique des éléments représentés.



La photographie augmentée


Dana Cojbuc s’inscrit dans la suite des artistes américains des années 1970, qui reconnaissent déjà la photographie comme leur médium préféré. La photographie devient alors un domaine où sont abordées les problématiques artistiques les plus pertinentes en lien avec le monde actuel. Sa pratique rejoint une orientation majeure de la photographie contemporaine marquée par une narration qui se rapproche du cinéma. Comme chez Sophie Calle, la photographie représente un élément visuel de son projet, parmi d’autres.

Son langage plastique combine 3 media : la photographie, le dessin et l’installation in situ ; emprunte les codes du théâtre ou du cinéma ; organise amoureusement les fragments de nature. L’artiste explore et expérimente toutes ces voies pour augmenter la photographie, l’enrichir, la questionner, la mener vers des territoires inexplorés, à l’aventure. Cette attitude d’ouverture lui confère une place à part, entre photographie contemporaine, Arte Povera et Land Art. 

Entre photographie, dessin et sculpture, Dana Cojbuc invite à une traversée des genres, à un voyage onirique dans le dédale de ses souvenirs où espaces et temps se télescopent : véritable flânerie-immersion dans son imaginaire poétique. Avec un langage plastique qui lui est propre, elle réalise une synthèse qui situe son travail au cœur de l’art le plus contemporain.

Dana Cojbuc